Loppsi 2 : Il s’agit d’ « interdire l’accès aux informations qui dérangent », explique Fabrice Epelboin

Posted on 14 décembre 2010

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Pour le boulot, j’avais interrogé au sujet du volet numérique de la Loppsi 2, dont le texte revient devant le Parlement ce mardi,  Fabrice Epelboin qui est, notamment, éditeur du site ReadWriteWenFrance (site que l’on retrouve souvent parmi les quotes et liens de mon Tumblr et aux avis éclairés et éclairants en matière de nouvelles technologies et de leurs problématiques – tiens pas plus tard que hier matin au sujet de WikiLeaks par exemple). Comme il s’agissait d’écrire pour le « papier » avec une place donc limitée, je n’avais pas utilisé toute la matière fournie par @epelboin sur  les inquiétudes, et dangers potentiels, que porte le texte gouvernemental. Voici donc une version « longue » intégrale :

1) Que prévoit principalement la Loppsi 2 en matière d’internet ?

L’essentiel de mes travaux a porté sur l’article 4 de la Loppsi, qui prévoit la possibilité de filtrer internet afin d’interdire aux internautes français l’accès aux informations qui dérangent. Officiellement, on commence par les contenus pédopornographiques.

2) Ces mesures visent les criminels (pédophilie, terrorisme…), l’internaute lambda a-t-il des raisons de s’inquiéter s’il n’a rien à se reprocher ainsi que font remarquer les partisans du texte ?

La décision de filtrer un contenu sera tenu secrète et la liste des contenus censurés par l’Etat non publiée. Aucun pouvoir judiciaire n’est à ce jour prévu pour contrôler l’administration en charge de cette censure, et l’argument pédophile est tombé dans la plus grande indifférence depuis un an. Cela fait longtemps que nous savons que les réseaux pédophiles sont parfaitement à l’abri du filtrage. Bien au contraire, il pourrait leur être utile. Nous avons, chez ReadWriteWeb, publié récemment la traduction Française d’un document Wikileaks que nous avions trouvé fin 2008 qui montre comment les réseaux de distribution pédopornographique ont anticipé et tiré parti du filtrage pour leur plus grand bénéfice ( http://bit.ly/idjQMv ).

L’utilisation de l’argument pédophile est un odieux mensonge, une honte dont ceux qui l’utilise auront à rendre compte. Deux études ont été publiées à ce sujet, ainsi qu’un livre préfacé par Robert Ménard. Aucun politique ne pourra prétendre demain qu’il n’était pas au courant.

S’il est une chose parfaitement établie par les spécialistes de l’internet, c’est que le filtrage prévu par la Loppsi ne vise absolument pas les pédophiles et les criminels qui ont anticipé depuis longtemps l’arrivée du filtrage et ont adapté leur façon de faire, il vise à contrôler ce que les Français auront, demain, le droit de voir et ce qui leur sera interdit. De nombreux pays ont déjà mis en pratique ce type de « démocratie », comme la Tunisie, l’Iran, l’Australie, ou la Chine, bien que cette dernière, contrairement aux autres, ne prétend pas être une démocratie.

3) Est-ce le prix à payer pour assurer notre sécurité ?

Absolument. Si un peuple tout entier accède brutalement aux savoirs et aux connaissances, quels qu’ils soient, cela fait planer une menace grave pour la sécurité des institutions qui ont de tout temps misé sur l’ignorance des masses. Nous en avons en ce moment une démonstration flagrante avec le Cablegate ou, à bien plus petite échelle, avec la mise à mort de l’argumentation pédophile autour de la Loppsi par un document issu du même Wikileaks ( http://bit.ly/idjQMv ). L’apparition brutale d’un accès de plus en plus illimité aux savoirs pour tous est une menace grave pour le système de gouvernance actuel, dans lequel l’information est synonyme de pouvoir.
A ce titre, Wikileaks, et avec lui tout ce mouvement qui vise à faire naître un droit à l’accès à l’information remet en question la gouvernance en général. Wikileaks n’étant qu’un (gros) arbre qui cache la forêt de l’information et de sa réintermédiation en cours avec le peuple.
Si pour vous, sécurité est synonyme de stabilité, alors oui, il y a une menace grave pour la sécurité, car on voit mal comment les pouvoirs en place pourront tenir longtemps face à cela. Si vous considérez que le système actuel est une menace pour la sécurité en tant que tel, alors tout est relatif.

4) Concrètement, quels sont les conséquences pour les utilisateurs d’internet et sous quelle forme, filtrage et contrôle risquent-ils de s’exercer ?

La mise en place du filtrage, selon plusieurs spécialistes, est déjà en cours d’installation. La loi Hadopi a pris beaucoup de retard du point de vue législatif, et il est possible que son volet technologique n’ait pas été ajusté pour en tenir compte.
La nature du contrat signé il y a quelques semaines entre Alcatel-Lucent et la Chine à l’occasion de la visite du président Hu Jintao à Paris reste obscure, mais l’on sait que des rapports étroits ont été noués entre le parti communiste Chinois et le parti majoritaire (l’UMP, ndlr), en particulier sur le sujet de la démocratie et internet ( http://dai.ly/ablmyg ) et ont sait qu’Alcatel est un leader mondial dans les technologies de surveillance et de filtrage de l’internet, avec des équipements très compétitifs utilisant le Deep Packet Inspection (notamment le 7750). (cf http://bit.ly/6ERIkA )

Ces mêmes technologies ont été évoquées comme « déjà en service » par certains dirigeants de lobbies pro Hadopi comme Marc Guez, DG de la SCPP ( http://bit.ly/ayMR2K ), et le fait que, avec une certaine panique, deux semaines plus tard, le président de la SCPP, Pascal Negre, affirme le contraire en contredisant publiquement le DG de l’organisation dont il est président, ne présage rien de bon ( http://dai.ly/dFAulJ ). Il faut souligner que distinguer Hadopi de Loppsi pour ce qui est d’internet est un leurre, il ne s’agit que d’une seule et même politique numérique saupoudrée sous deux lois différentes.

5) Les internautes français auront ils des solutions (légales) pour échapper à cette cyber-surveillance ? Cela ne va-t-il pas finalement favoriser la tâche des mafias comme vous l’aviez écrit dans un rapport sur la cyber-pédophilie ?

Les solutions légales sont légions, à commencer par l’utilisation de réseaux privés cryptés (VPN), mais elles posent plusieurs problèmes. D’un point de vue de l’écologie du réseau internet, elles provoqueront, si elles sont utilisées en masse, un engorgement du réseau (utiliser un VPN pour se connecter à un site fait passer votre flux d’information dans un tunnel crypté dont la longueur est inutilement allongée et consomme des ressources excessives, cela revient à traire une vache en Bretagne, faire du yaourt avec son lait en Italie et le vendre en Allemagne, du point de vue de l’utilisation des ressources de l’écosystème, c’est absurde et cela devrait être réservé à des cas particulier, si une partie significative de la population s’y met, on courre à un engorgement massif du réseau).

Ensuite, le fait pour une partie significative de la population d’accéder à un véritable anonymat en ligne risque de donner lieu à de multiples débordements en matière d’expression publique – de trolling, pour être clair (il faut noter que la configuration d’un VPN est tout sauf simple, ce n’est pas du tout à la portée de tout le monde, bien qu’en apparence relativement facile).
Enfin, les criminels, qui utilisent depuis longtemps ces technologies de cryptage, seront bien plus difficile à traquer au milieu des internautes utilisant ces technos pour accéder à des informations censurée ou tout simplement pour télécharger un mp3 en P2P.
Pour terminer, il est important de souligner que pour passer au dessus de la censure et de la surveillance, ce qui sera toujours possible, il faudra un bon niveau technique. Nombreux sont ceux qui penseront y arriver et tomberont dans les mailles du filet tendu par la société de la surveillance qui s’annonce. Nous allons assister à une gigantesque fracture numérique entre ceux qui maîtrisent l’outil et auront un accès quasi illimité aux savoirs, aux connaissances, et à la culture (mp3, divX), et les autres. Cet fracture suit des lignes de fracture générationelles, mais pas vraiment de ligne de fractures sociales, c’est une situation assez inédite (qui n’est pas sans rappeler les prémices de mai 68), mais qui marquera de façon durable l’Histoire à venir de la société Française et probablement de l’occident dans son ensemble (tout comme mai 68 n’était pas un évènement isolé et limité à la France).

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